Frédéric Le Play
Une vie au service de la science et de la réforme sociales
Né le 11 avril 1806 à La Rivière-Saint-Sauveur (Calvados) où son père était officier des douanes, Pierre Guillaume Frédéric Le Play fut admis en 1825 à l’École polytechnique puis en 1827 à celle des Mines dont il sortit ingénieur en 1831. La première partie de sa carrière professionnelle, jusqu’au début des années 1850, se partagea entre l’enseignement, la statistique, l’écriture (dans les Annales des mines) et des missions à l’étranger qui l’amenèrent à visiter les régions minières d’Europe et nourrirent ses travaux métallurgiques mais également sa réflexion sociale au contact des populations laborieuses, sur les conditions desquelles il rapportait d’amples renseignements.
Sa collecte méthodique de données, systématisée après 1848, déboucha en 1855 sur la publication des Ouvriers européens, recueil de monographies de familles de travailleurs représentatives des différents systèmes sociaux connus en Europe et offrant un large spectre d’activités agricoles, artisanales, ouvrières ou commerçantes. Ces monographies, résultats d’enquête de terrain, répondent à un schéma uniforme. Elles détaillent, pour chaque famille, sa composition, son histoire, son budget (recettes et dépenses annuelles), son mode de vie (logement, alimentation) et les rapports qu’elle entretient avec son environnement social. L’auteur précise, en ouverture de son ouvrage, comment il a mis au point les règles d’après lesquelles il a conduit ses travaux, qu’il qualifie de « méthode d’observation ». Les Ouvriers européens servirent de modèle aux enquêtes similaires lancées à compter de 1856 dans le cadre de la Société internationale des études pratiques d’économie sociale et publiées à partir de 1857 dans le recueil périodique Les Ouvriers des Deux Mondes. Le Play y livre en particulier une importante monographie des « Paysans en communauté du Lavedan (Hautes-Pyrénées, France) » dans laquelle il précise sa typologie des organisations familiales, en fixant la notion de « famille-souche », à héritier unique. Il voit en elle un modèle d’organisation idéale, combinant la perpétuation du patrimoine, l’autorité paternelle et la liberté des individus, la plus à même, par conséquent, de stabiliser des sociétés ébranlées par les révolutions politiques et économiques.
De la science sociale, Frédéric Le Play glissait déjà vers l’action. En 1864, La Réforme sociale en France, déduite de l’observation comparée des peuples européens dégage, à partir de ses précédents travaux, les grands principes d’après lesquels doit être envisagée la réorganisation de la société française. Se plaçant du côté des « faits » plutôt que des « idées préconçues », Le Play y dessine un modèle de société à la fois hiérarchique et solidaire où les élites qualifiées d’ « autorités sociales » ont un devoir de « patronage », seul susceptible d’enrayer la décadence sociale comme en connut l’Ancien Régime.
Le Second Empire coïncida avec l’apogée du rôle politique de Le Play, nommé en 1855 conseiller d’État, au terme de l’exposition universelle de Paris, dont il avait été le commissaire général. Il remplit les mêmes fonctions pour l’exposition de 1867 et fut promu sénateur à la fin de cette année. Écouté de Napoléon III, qui partageait une même fibre sociale et à l’intention duquel il composa L’Organisation du travail, selon la coutume des ateliers et la loi du Décalogue (1870) sur les relations entre employeurs et salariés, Le Play essaya, à diverses reprises, d’obtenir l’adoption des réformes qu’il préconisait, en particulier la liberté testamentaire, sans succès.
La chute du régime le 4 septembre 1870 mit fin aux emplois publics de Le Play, mais pas à son audience personnelle qui ne fut sans doute jamais aussi élevée que durant la décennie 1870. Le Play apparaît alors comme chef d’une école de pensée de dimension européenne. Des cercles d’étude, les « Unions de la paix sociale », apparaissent à partir de 1872, en France et à l’étranger, pour diffuser et appliquer, sur le terrain local, sa méthode et ses idées ; en 1881 est fondée une revue bimensuelle, La Réforme sociale, organe des travaux du mouvement. Ce furent aussi des années d’intense production pour Le Play lui-même : à la réécriture et à l’enrichissement de ses maîtres ouvrages (Les Ouvriers européens firent l’objet d’une seconde édition de 1877 à 1879 et La Réforme sociale d’une sixième en 1878), s’ajoutèrent des synthèses et des brochures à destination d’un plus large public.
Frédéric Le Play avait épousé en 1837 Augustine Fouache (1819-1892), fille d’un constructeur du Havre, dont il eut un fils unique, Albert (1842-1937), époux en 1867 de Marie Chevalier, fille aînée de l’économiste Michel Chevalier. Le Play avait fait en 1856 l’acquisition du vaste domaine rural de Ligoure au Vigen (Haute-Vienne), à la tête duquel il plaça son fils afin de l’exploiter selon des techniques agricoles modernes et d’y mettre en application les principes de la réforme sociale.
À sa mort le 5 avril 1882 à Paris, Le Play laissait derrière lui un courant dynamique de penseurs et de réformateurs sociaux, que ses orientations politiques et ses présupposés méthodologiques tinrent néanmoins éloignés du champ universitaire à l’heure où la sociologie se constituait en discipline propre sous les auspices de Durkheim. Associé aux idées corporatistes compromises, durant l’entre-deux-guerres et le second conflit mondial, avec les régimes autoritaires, le mouvement leplaysien connut après 1945 une perte d’influence sensible. La redécouverte de son œuvre, à compter des années 1980, a suscité un regain d’intérêt. Délestés de leur charge politique, la méthode et les objets d’étude de l’école leplaysienne, envisagés dans leur diversité (les structures familiales, mais aussi les budgets ouvriers ou la gestion des forêts) ont retrouvé leur plein droit de cité dans la littérature scientifique, en même temps qu’était jeté un regard plus complexe sur leur inclassable inspirateur. Au carrefour de toutes les droites de son temps (légitimiste, orléaniste, bonapartiste, voire républicaine ; religieuse et agnostique ; autoritaire et libérale), Le Play ne se confondit avec aucune d’elles ; contempteur des effets sociaux de la Révolution française et des « faux dogmes de 1789 », il en incarna aussi, par sa réussite personnelle, les acquis ; agent résolu du progrès technique, il exalta la valeur des traditions. Plus encore que par son œuvre, il synthétisa, par sa vie, les tensions et les aspirations du XIXe siècle européen.
Pour aller plus loin
Frédéric Le Play sur le site de la Société d'économie et de science sociales
Bibliographie de Frédéric Le Play
Actes du colloque du bicentenaire de la naissance de Frédéric Le Play (2006)
Lire Frédéric Le Play
La Réforme sociale en France, déduite de l'observation comparée des peuples européens, tome 1 et tome 2 (édition de 1864)
L'Organisation du travail, selon la coutume des ateliers et la loi du Décalogue (2e édition de 1870)
La Réforme en Europe et le salut de la France. Le programme des unions de la paix sociale (1876)
La Méthode sociale. Abrégé des Ouvriers européens (1879)
L'Ecole de la paix sociale : son histoire, sa méthode et sa doctrine (1881)
Charles de Ribbe, Le Play d'après sa correspondance (1884)
Frédéric Le Play, Voyages en Europe 1829-1854. Extraits de sa correspondance, publiés par Albert Le Play (1899)