Histoire d'une
correspondance
Une figure
singulière

Des réseaux de sociabilités étendus

La marquise témoigne de sociabilités diverses qui évoluent avec le temps au gré de ses intérêts et désaffections. Les réseaux s’enchevêtrent, mais trois peuvent être distingués : ceux de la politique, des arts et du savoir. L’ensemble forme une élite intellectuelle et bourgeoise de la Troisième République, principalement masculine.

L’entourage restreint de la marquise

« Mon salon n’a jamais été grand que par la qualité, car j’ai au contraire une maison très fermée »
Marie Arconati-Visconti à Alfred Loisy (1857-1940), 1909. BnF, NAF/15646 F. 144.

Les salons politiques tenus par des femmes étaient rares au XIXe siècle ; la plupart des hôtesses tiennent des salons littéraires où les auteurs et autres artistes ont la part belle. Au contraire, l’essentiel des convives de la marquise, bien que de milieux divers, provient des sphères politiques et des établissements de l’enseignement supérieur.

Un article de presse atteste de l’existence de son salon, en 1880, dans l’hôtel parisien du 16 rue Barbet-de-Jouy, que la marquise vient d’acquérir . En 1907, Gabriel Monod (1844-1912) le compare à :

« une oasis où au milieu du Sahara parisien, on trouve de l’ombre fraîche, des eaux jaillissantes, et une petite compagnie de choix »
Lettre de Gabriel Monod à la marquise, 14 décembre 1907. MSVC 286 F. 5866-5867.

Lettre de Franz Cumont à la marquise, 12 juillet 1912, MSVC 267 F. 1313-1316.

Les Jeudistes ou la Nouvelle Thélème

Les Jeudistes – c’est le nom que les membres de ce salon se donnent après 1898 – sont représentatifs de l’entourage de la marquise, c’est-à-dire une petite élite restreinte et lettrée qui partage des références tant culturelles qu’idéologiques.

Dès 1901, Gustave Larroumet (1852-1903) décrit le salon de la marquise comme « la Thélème de la rue Barbet-de-Jouy » , en référence à l’Abbaye de Thélème du Gargantua. Cet opus est un sujet de conversation au sein du salon comme il est l’objet de plusieurs correspondances. À partir de 1911, la marquise Arconati-Visconti finance en effet l’édition critique des Œuvres de François Rabelais, dirigée par Abel Lefranc (1863-1952). Le premier tome est consacré à Gargantua. C’est sans doute à ce dernier que Franz Cumont (1868-1947) fait référence dans une lettre au sujet d’un déjeuner du jeudi.

Gabriel Monod et Alfred Dreyfus sur le perron du château de Gaasbeek. MSVC 287 F. 6113.

Au-delà du salon

Son salon politique n’est pas la seule occasion pour la marquise de recevoir dans ses demeures parisiennes, belges et italiennes. Des personnalités des milieux du patrimoine, des lettres et du théâtre se rassemblent chez elle d’autres jours de la semaine. Certains de ses amis ou de ses relations lui rendent aussi visite, séjournent chez elle, ou l’accueillent chez eux.

Parmi ces amis, figure Gabriel Monod (1844-1912), qui a défendu Alfred Dreyfus (1859-1935) durant l’Affaire, et qui est introduit en 1903 ou 1904 dans le salon de la marquise que Dreyfus fréquente depuis son retour de l’Île du Diable en 1899. Une photographie des deux amis a été prise à l’occasion d’un séjour à Gaasbeek.

Une femme parmi les hommes

Si la marquise a quelques bonnes amies, comme Laure Lorthioir (1873-1956), la comtesse Borromeo (18…-[1914]) ou encore Gabrielle Réjane (1856-1920), la plupart des lettres, certes partiellement conservées, proviennent d’hommes, ce qui est à l’image de la place qu’ils occupent dans les milieux politiques, culturels et érudits de la Troisième République mais reflète aussi, sans doute, une volonté intellectuelle, ce qui fit écrire à l’historien belge Jean Stengers, en 2000, qu’elle était misogyne.

Lettre de Gustave Larroumet à la marquise, 26 septembre, MSVC 279 F. 4167.

De fait Marie Arconati-Visconti veille à se légitimer intellectuellement auprès de ses relations en mettant en avant l’héritage et le nom de son père, ainsi que les relations politiques, savantes et littéraires avantageuses qu’elle entretenait. Son goût pour les travestissements, et les expressions parfois virulentes qu’elle emploie dans ses lettres, laissent aussi penser qu’elle cherche à se démarquer du « sexe faible ».

Ce n’est ainsi pas par hasard que Gustave Larroumet dit de son amie qu’elle est supérieure à ses consœurs, puisqu’elle est, selon lui, une femme avec les qualités d’un homme. Le compliment que Larroumet adresse à la marquise se veut d’autant plus flatteur qu’il est en opposition avec un discours dépréciatif sur « la Divine » qu’on trouve dans une lettre de 1904, surnom désignant soit Sarah Bernhardt, soit, plus probablement, Gabrielle Réjane, dont la marquise a déploré la cupidité et l’hypocrisie.

« La droiture chez les femmes est une qualité rare. Vous avez, vous, chère Marquise, toutes les qualités de votre sexe et celles du nôtre. Voilà pourquoi je vous ai adorée du jour où je vous ai connue et je ferai de même jusqu’à la fin de mes jours, car si jamais, ce qu’à Dieu ne plaise, on parvenait, sur calomnie ou malentendu, à vous brouiller avec moi, on ne me brouillera jamais avec vous. Voilà pourquoi, bien chère amie, vous occuperez toujours un trône d’or fin dans le cœur de Gustave Larroumet »