Ouverture d’une collection "Matrimoine" sur NuBIS

La trilogie qui a commencé en avril 2024 avec l’exposition Matrimoine I : décrire, penser, changer le monde (16e – 19e siècles) est l’occasion de créer dans NuBIS une nouvelle collection, "Matrimoine", consacrée à l’héritage culturel des femmes présent dans les collections de la bibliothèque, qu’il s’agisse d’écrits de femmes ou de témoignages écrits ou visuels relatifs à des personnalités féminines, en particulier ayant évolué au sein de l’institution universitaire. Ce matrimoine légué par les femmes des générations qui nous ont précédé·e·s est encore pour une large part à découvrir ou redécouvrir sous un jour nouveau : il doit ressurgir des institutions culturelles patrimoniales qui le détenaient parfois sans le savoir ou sans le bien connaître, comme la nôtre.

À la différence de certaines bibliothèques publiques1, la bibliothèque de la Sorbonne n’était pas a priori destinée à accueillir un public de femmes. Lorsqu’elle ouvrit en décembre 1770, l’Université de Paris n’admettait pas de femmes parmi les étudiants2 . Cette exclusion de fait se poursuivit probablement très avant dans le 19e siècle3, et notre exposition virtuelle À la conquête de la Sorbonne : Marie Curie et autres pionnières rend compte du douloureux et lent parcours des premières étudiantes dans ses différentes facultés (médecine, sciences, lettres, droit), chaque grade universitaire demandant de nombreuses années avant d’être conquis – sans parler de l’accès aux chaires de l’Université de Paris elles-mêmes, Marie Curie précédant les autres pionnières d’une trentaine, voire cinquantaine d’années, selon les facultés4. C’est dire que la bibliothèque était conçue par des hommes pour des hommes. Les premières bibliothécaires femmes repérées sont recrutées en 1920 : Germaine Rouillard qui enseigne bientôt à l’École pratique des hautes études, et Paule Trogan, recrutée pour ses connaissances en langues orientales. La profession se féminisant rapidement en revanche, on compte 7 femmes pour 4 hommes sur la photographie représentant le personnel de la bibliothèque en 1933.

Photo en noir et blanc de 11 personnes travaillant à la bibliothèque de la Sorbonne en tenue des années 1930 posant dans un bureau avec des étagères remplies de papiers et de livres.
Le personnel de la bibliothèque de la Sorbonne dans les années 1930, BIS, RBA 4= 310. Pièce 14. En ligne sur NuBIS.

Est-ce à dire que les collections anciennes seraient particulièrement pauvres en écrits de femmes ? Pour répondre de façon sûre, il faudrait disposer de données statistiques sur le ratio de leurs écrits par rapport à l’ensemble de la production éditoriale, et par rapport aux documents détenus par la bibliothèque, ce qui n’est pas le cas. Le catalogue, rappelons-le, n’est pas à même de répondre à des requêtes du type "documents écrits par des femmes"5. La réponse, plutôt intuitive et subjective à ce jour, est nuancée : les universitaires ne se sont pas contentés d’acheter que des grands noms incontournables, et quoique bon nombre d’autrices manquent dès lors qu’elles n’entraient pas dans le champ de la production savante, nombre d’écrivaines restées obscures sont représentées par un titre. Les dons de grandes bibliothèques de professeurs comme Joseph-Victor Le Clerc, Alexandre Beljame, Alfred Mézières, et Victor Cousin semblent avoir rattrapé certaines lacunes des acquisitions faites par les bibliothécaires, mais cette impression serait à confirmer.

Les explorations entamées à l’occasion de ces projets d’expositions révèlent des surprises, découvertes heureuses et déceptions mêlées, et elles sont loin d’être terminées. Le repérage n’est pas un chantier systématique, mais l’attention étant désormais éveillée, les textes de femmes qui seront repérés dorénavant dans les collections anciennes seront examinés en vue d’une éventuelle numérisation pour être mis en ligne sur NuBIS. Comme toujours, nous tiendrons compte de leur disponibilité en ligne sur d’autres bibliothèques numériques ouvertes, notamment Gallica : NuBIS poursuit dans cette collection comme dans les autres le but de ne pas surcharger les serveurs et les réseaux par des documents déjà présents ailleurs.

La collection "Matrimoine" de NuBIS comprend à ce jour 258 documents, d’époques, de genres et de sujets très variés, qu’on peut regrouper en quelques catégories, qui seront destinées à s’élargir en fonction des nouveaux documents qui y entreront. La plupart sont des pièces manuscrites. Des manuscrits autographes sont destinés à rejoindre prochainement la collection, comme les mémoires de Charlotte Duplessis-Mornay rédigés au tournant des 16e et 17e siècles (MS 360), ou ceux trois siècles plus tard, de la marquise de Montcalm, voulant témoigner de la période du gouvernement de son frère le duc de Richelieu comme premier ministre de Louis XVIII (MSRIC 112) .

« Dites-moy où n’en quel pays…. » : sept lettres de nomination d’enseignantes à Paris, 1497-1500

Les archives de l’Université de Paris (1215-1793) conservées par la bibliothèque conservent sept étonnantes lettres de provision émanant du chantre de la cathédrale de Paris, de 1497 à 1500. Ces rarissimes documents, redécouverts à l’occasion du projet ORESM, témoignent des possibilités d’enseignement donné aux filles à la fin du Moyen Âge et délivré - l’aurait-on cru - par des femmes. Leurs noms semblent sortir tout droit de François Villon : Periecte la Couppenoire, Jacqueline Martine, Odette Bonne Amys, Marie Darly, Catherine La Sauvaige, Johanne La Poullieta, et la veuve de Rolet Champaigne.

Recto d'une lettre manuscrite avec cachets de la 'Bibliothèque de l'Université' et du 'Ministère de l'Instruction Publique'.
Lettre de provision confirmant le droit d'enseigner en faveur d'Oddete Bonne Amys, accordée par Johannes Bohier, 1499, BIS, MSAUC 1. Liasse 3. Pièce 26. En ligne sur NuBIS.

Parmi les projets de numérisation de la bibliothèque, devra entrer en pendant le volume de lettres d’enseignantes et directrices d’école adressées à l’inspecteur général de l’instruction publique, Eugène Manuel, dans les années 1872-1900 où se met en place l’enseignement primaire des filles (MS 1936).

Lettres de femmes

On ne s’étonnera pas que les lettres forment l’essentiel des documents de la collection "Matrimoine". D’une part, les documents d’archives forment un axe majeur de NuBIS, qui entreprend de mettre à la disposition du public des textes inédits des collections de la bibliothèque. D’autre part, si les femmes ont été peu nombreuses à publier jusqu’au 20e siècle, elles pratiquaient en revanche largement la correspondance, qui leur était enseignée comme un art et une marque d’éducation soignée. Et comme l’avait remarqué Virginia Woolf dans son étude pionnière sur le rapport des femmes à l’écrit, letters did not count. A woman might write letters while she was sitting by her father’s sick-bed. She could write them by the fire whilst the men talked without disturbing them (A room of one’s own, 1929).

Les lettres de femmes que nous conservons émanent souvent de la correspondance de plusieurs grands fonds d’archives de professeurs et de chercheurs.

Dans la correspondance de l’helléniste Jean-François Boissonade

Parmi les 345 lettres adressées à Boissonade consultables sur NuBIS, on en trouve plusieurs de femmes : cinq lettres de l’écrivaine Joanna Wyttenbach, quatre de Valentine de Laborde-Delessert qui tint un salon fréquenté des écrivains et artistes de la génération romantique, et trois de Marie Letronne, fille de l’archéologue et archiviste.

Dans la correspondance de Louis de Fontanes, grand-maître de l’Université sous le Premier Empire

Les quatre lettres de femmes du recueil de correspondance adressée à Fontanes sont des lettres de recommandation, émanant d’épouses de hauts dignitaires de l’Empire, Monge, Masséna, Cessac, ministre de la Guerre, et le comte de Cossé-Brissac, chambellan de la mère de Napoléon.

Dans la correspondance de Victor Cousin

Les femmes sont assez nombreuses dans la correspondance de Victor Cousin, on en compte 110 sur les presque 1 500 correspondants, et leur présence y a d’ailleurs été récemment étudiée6. NuBIS ne compte encore que quelques échantillons de leurs lettres au philosophe. Citons Clarisse Bader (1840-1902), femme de lettres et militante féministe, membre de la Société asiatique de Paris, Gabrielle de Neymet (1830-1867), Julienne de Caffarelli, Claire de Castries (1796-1861), et Rose Blaze de Bury (1813-1894) autre femme de lettres.

La collection d’autographes de femmes illustres des 17e et 18e siècles de Victor Cousin

Une partie significative de la collection Matrimoine à ce jour est fournie par le volume "Femmes illustres" de la collection d’autographes rassemblée par Victor Cousin. Après être sorti des affaires publiques sous le Second Empire, Victor Cousin se tourna vers l’étude de l’histoire intellectuelle et politique du 17e siècle, et consacra des monographies à quatre femmes de la période, qu’il publia dans la Revue des deux mondes de 1853 à 1856 : Mme de Hautefort, Mme de Sablé, la duchesse de Chevreuse et la duchesse de Longueville. À ces travaux on peut ajouter son étude sur Jacqueline Pascal, publiée en 1845.

On ignore comment ses sujets d’étude et son goût de bibliophile pour les éditions rares et les autographes se nourrirent mutuellement, et si l’un précéda les autres, mais il y a une forte relation entre ces publications et ce volume MSVC 2 contenant 87 lettres de 37 femmes : souveraines comme Anne d’Autriche, Marie de Médicis ou la reine Louise de Pologne, ou connues pour leur rôle à la cour et dans les affaires politiques, comme la Grande Mademoiselle, Mme de Chevreuse ou la princesse des Ursins, maîtresses de souverains comme Mme de Maintenon, écrivaines comme Mme de Sévigné ou Mme Dacier, ou des grandes salonnières du 18e siècle comme Mme de Tencin, la marquise de Lambert ou Julie de Lespinasse.

Fragment de tissu fixé sur un papier sur lequel on peut lire : "Morceau d'étoffe venant d'une robe de Madame de Sévigné. Il m'a été donné le 29 août 43 par Monsieur Louis Monmerqué qui, après toute certitude acquise, à fait couvrir du même tissu un volume des lettres de cette femme célèbre. Signé P."
Fragment d’une robe de Mme de Sévigné, provenant de la collection de l’historien Louis Monmerqué (1780-1860), BIS, MSVC 2 / 67. En ligne sur NuBIS.

On note que Cousin ne se contentait pas d’un seul document pour une personnalité donnée. Il a collecté à plusieurs reprises plusieurs écrits d’une même personne, et a ainsi acquis sept lettres de la Grande Mademoiselle, six lettres et un document d’archives de Mme de Maintenon, trois de Mme de Sévigné. Il ne s’agissait donc pas seulement pour lui d’acquérir une trace mémorielle d’une personnalité du temps passé – quoique son fragment d’une robe de Mme de Sévigné relève bien de cette dimension –, mais un faisceau de témoignages.

Dans la correspondance familiale du philosophe Léon Chestov

La correspondance de ce philosophe (1866-1938) comprend plusieurs dizaines de lettres de ses sœurs, filles, mère et épouse, en russe, déjà consultables sur NuBIS. Les lettres d’autres personnalités féminines présentes dans le fonds, comme la pédagogue Varvara Malakhieva-Mirovitch, n’y figurent pas encore.

En dehors des archives de professeurs, les lettres de femmes apparaissent dans divers autres fonds d’archives conservés dans nos collections.

Dans les archives familiales Richelieu

Dans la correspondance galante adressée au maréchal de Richelieu

Les huit volumes de correspondance amoureuse adressée au maréchal de Richelieu, l’un des grands libertins du 18e siècle, sont l’un des trésors des archives Richelieu, léguées à l’Université en 1932. NuBIS ne compte pour l’instant qu’une lettre échantillon, de la duchesse Anne Julie de La Vallière en 1735. L’orthographe très fantaisiste, le ton passionné, le secret de l’échange, et jusqu’à la mèche de cheveux sont typiques de cette collection unique de lettres d’amour, rare ensemble d’écrits intimes de femmes de la société aristocratique française du 18e siècle, que la BIS projette de mettre en ligne sans tarder.

Zoom sur le coin supérieur gauche d'une lettre faisant apparaître une mèche de cheveu.
Mèche de cheveux de la duchesse Anne Julie de La Vallière, jointe à sa lettre d’amour au maréchal de Richelieu, 1735, BIS, MSRIC 22, 72v. En ligne sur NuBIS.
Lettres de la prophétesse Madame Bouche à l’empereur de Russie Alexandre Ier

Ces 45 feuillets de copie de lettres d’une célèbre voyante, Marie-Thérèse Isnard, dite « Sœur Salomé » ou Mme Bouche, qui exerça une certaine influence sur le tsar Alexandre Ier, proviennent des archives du duc de Richelieu qui avait été ministre d’Alexandre Ier sous l’Empire.

La correspondance de la marquise Marie Arconati-Visconti

La volumineuse correspondance (plus de 6 000 lettres) reçue par la marquise Marie Arconati-Visconti, et qu’elle a léguée à l’Université de Paris, est un cas à part : nous avons choisi de la faire figurer toute entière dans « Matrimoine », même si la quasi-totalité des ses correspondants sont masculins, car elle n’a laissé que très peu d’archives personnelles, et ces lettres reçues forment ainsi sa principale source biographique.

Bien que misogyne, comme le dit sa récente biographe, Marie Arconati-Visconti entretint des relations amicales avec quelques rares femmes. La correspondante la plus active parmi celles-ci, ainsi que la plus notable, est l’actrice Réjane qui présida un temps ses "déjeuners du jeudi". Ses 45 lettres et billets sont en ligne. On trouve également quelques épouses d’amis de la marquise, Marie-Françoise Liard, l’épouse du recteur de l’université, et Olga Monod, l’épouse de l’historien Gabriel Monod, un des plus chers amis de Marie Arconati.

Photo en noir et blanc de l'actrice Réjane, amie de Marie Arconati-Visconti, posant en robe élégante, appuyée sur un fauteuil orné.
L’actrice Réjane, amie de Marie Arconati-Visconti, BnF, ASP, 4-ICO PER-22027 (1-7).

Les lettres de la marquise ne sont malheureusement pas conservées dans cet ensemble, en dehors de copies de ses lettres à Alfred Dreyfus. On trouvera d’elle dans NuBIS quatre agendas des années précédant sa mort, de 1920 à 1923.

Photo noir et blanc (buste) de Marie-Louise Peyrat, marquise Arconati-Visconti coiffée d'un chapeau à plumes.

Marie Arconati-Visconti, grande donatrice de l’Université de Paris, dont la volumineuse correspondance est conservée à la BIS. Voir l’exposition qui lui est consacrée sur NuBIS.

Photographies d’étudiantes à la Sorbonne

Les documents témoignant de la façon dont les femmes ont gagné, dans tous les sens du terme, l’université dans le dernier tiers du 19e siècle et le début du 20e siècle relèvent également du matrimoine.

Il reste peu d’images de l’enseignement délivré en Sorbonne au 19e et même au 20e siècle : l’université, temple de l’écrit, ne laissait guère circuler l’image. Toutefois, un éditeur de cartes postales, P.A.D, a réussi à obtenir l’autorisation d’un reportage, probablement en 1907. Les cartes disponibles sur NuBIS montrant 26 cours tenus à la Faculté des lettres témoignent de la présence déjà notable des femmes dans les effectifs de cette faculté.

Photo noir et blanc d'une salle de cours, à droite le professeur derrière son bureau, au fond un homme debout, à gauche au premier rang, 4 femmes et un homme, au deuxième rang, 5 autres personnes.
Cours de Paul Verrier, chargé de cours de langue et littérature scandinaves à la Faculté des lettres de Paris, BIS, RBA 3= 163-1. Pièce 117. En ligne sur NuBIS.

Si vous repérez dans notre catalogue des titres publiés par des femmes, dont vous ne trouvez pas de version numérique en ligne, vous pouvez nous en faire part en écrivant à : nubis@bis-sorbonne.fr.

Juliette Jestaz, responsable du Département des manuscrits et des livres anciens

Notes

1 L’autrice pour la jeunesse Sophie Ulliac-Trémadeure évoque dans ces termes des séances à la Bibliothèque Sainte-Geneviève accompagnée de son père, pour préparer son adaptation de Thomas Day, History of little Jack, qu’elle fit paraître en 1828 : « corvée bien pénible pour moi car peu de femmes fréquentaient alors les bibliothèques publiques » (Souvenirs d’une vieille femme, Paris, 1861 p. 5).

2 Même si leur exclusion n’est de fait pas mentionnée, et par ailleurs l’accès à la bibliothèque n’était pas réservée qu’aux étudiants, apparemment, d’après les termes du règlement qui énonce seulement : "L’accès en sera libre au public trois jours par semaine" (Réglement pour la bibliothéque de l'Université, Paris, 1770, p. 7).

3 On repère toutefois deux noms de femme dans le registre d’emprunteurs de la bibliothèque des années 1850-1864 (AAM 35).

4 L’exposition À la conquête de la Sorbonne rappelle ces étapes : 1906 chaire à la Faculté des sciences pour Marie Curie, mais 1935 seulement pour la deuxième professeure de cette Faculté, Pauline Ramart-Lucas ; 1946, chaire pour Suzanne Bastid à la Faculté de droit ; 1947, chaire pour Marie-Jeanne Durry à la Faculté des lettres ; 1959, chaire de Jeanne Lévy à la Faculté de médecine.

5 Ce temps viendra peut-être, avec la transformation du modèle de données catalographiques au format RDF.

6 Nathalie Richard, "Écrire au philosophe. Expressions de la libido sciendi chez les correspondantes de Victor Cousin", Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 57, 2018/2, p. 39-57 https://journals.openedition.org/rh19/5938