Une histoire matérielle des thèses de doctorat

1. Du placard à l'in-8°

Les thèses de l’Ancien Régime jouaient avant tout le rôle d’affiches avisant de la soutenance un public largement admis à y assister, et servaient ensuite de souvenirs que le nouveau diplômé offrait assez largement. Ne dépassant que rarement la page unique, elles relevaient le plus souvent du grand in-folio, avec des frontispices gravés parfois majestueux, donnant la liste des propositions développées et défendues de vive voix par le candidat [fig. 1].

Affiche comprenant une gravure représentant deux allégories féminines accompagnées de globes, instruments de mesure et livres, et un texte imprimé.

Fig. 1 : Nicolay, Joannes Cornelius. Theses ex universa philosophia. Ex prolegomenis. Ex theologia naturalis. Ex anthropologia. Ex physica. [...] Has theses, Deo dante, propugnabit Joannes Cornelius Nicolay, Leowardiensis, die veneris 18 julii, anno Domini 1727. à tertiâ ad vesperam. Arbiter erit Joannes-Nicolaus Guillaume, licentiatus theologus, socius Sorbonicus & philosophiæ professor. In Sorbonæ-Plessæo., Paris, 1727. BIS, Estampes 93, pièce 1. En ligne sur NuBIS.

La recréation d’un système d’enseignement supérieur par le Premier Empire n’abandonne pas tout à fait ces fonctions initiales : les gravures disparaissent, quelques thèses très rares sont encore en in-folio comme celle, perdue, qu’André-Marie Ruinet soutient en philosophie à Paris en 1811, mais le format in-4°, même s’il n’est juridiquement imposé qu’aux doctorats en médecine (par l’article 20 de l’arrêté du 20 prairial an XI), est de loin le plus fréquent dans les années 1810-1820. Dans cet entre-deux, tout laisse à penser que les thèses sont encore parfois affichées, et surtout que, devenues livrets, elles jouent le rôle d’un programme de quelques pages, d’un prospectus de la soutenance, distribué au jury à l’ouverture même de la séance – c’est le cas, par exemple, pour la première soutenance, celle de Pierre Fontanier. Apparu sans doute en 1829 à Caen avec les thèses de François-Gabriel Bertrand, le format in-8° se banalise dans les années 1830, sans intervention d’un texte réglementaire. Ce changement de format fait écho à la transformation du rôle de ces documents, et plus largement au passage d’une domination de l’oral à un règne de l’écrit dans ce qui fait la grandeur universitaire : d’accessoires de la soutenance, les thèses en deviennent l’objet principal, destiné à être lu indépendamment, comme des ouvrages se suffisant à eux-mêmes. Certaines reçoivent même une seconde édition, à commencer par celle qu’Antoine Charma a soutenu à Caen en 1831 sous le titre Essai sur le langage, rééditée chez Hachette en 1846.

2. Le marché éditorial des thèses

Apparaît ainsi un marché éditorial très spécifique et encore très mal connu, celui des thèses de doctorat. Puisque les thèses doivent être imprimées pour être soutenues, le candidat au doctorat ne peut faire l’économie de la recherche d’un professionnel de l’impression et de l’édition, en théorie à ses frais – même si des dispositifs de remboursements a posteriori sont rapidement mis en place par le ministère de l’Instruction publique, toujours conditionnées à un succès éclatant de la soutenance. Les toutes premières thèses parisiennes semblent généralement sortir des presses d’Armand-Louis-Jean Fain, imprimeur de l’Université impériale, et de Charles-Frobert Patris, mais le marché se diversifie fortement dès le milieu des années 1820. Bien rares sont ceux qui, comme Henri Monin en 1832, bénéficient d’une prise en charge intégrale par l’Imprimerie royale. Le plus souvent, les candidats se tournent vers une multitude de petits imprimeurs – sauf lorsque le sujet adopté impose l’usage de caractères grecs, plus rares. Si l’état de la recherche ne permet pas des décomptes complètement assurés à ce jour, il semble bien qu’à une phase de dispersion, qui court des années 1820 à 1840 au moins, où seuls Firmin Didot et Joubert semblent imprimer régulièrement des thèses (jusqu’à quatre ou cinq par an dans les années 1840), succède une phase de concentration de l’édition doctorale. Sur tout le siècle, le plus gros éditeur de thèses à l’échelle du XIXe siècle est ainsi manifestement Louis Hachette, avec 220 volumes au moins, alors même que cet éditeur, qui a fondé son entreprise 1826 et qui se consacre longtemps exclusivement à l’édition scolaire et universitaire, ne commence à publier ce type d’ouvrages qu’à partir de 1847 – avec une intensification nette de l’activité à partir des années 1870. Il est suivi d’Ernest Thorin, qui dépasse les 150 titres en entrant sur le marché de la publication de thèses en 1866, Adolphe-Auguste Durand, qui en publie presque une centaine, pour une activité commencée en 1848, et le très dynamique Félix Alcan, qui n’entre sur le marché qu’en 1884 mais publie 61 thèses entre cette date et 1899. Reste que le marché était sans doute ouvert : la cartographie des lieux d’édition que permet de réaliser la base de données construite par le projet ès lettres [Fig. 2] montre que si 1776 thèses sur 2382 (soit 74 %) sont éditées à Paris, comme on pouvait s’y attendre au vu de la centralisation du pays, qu’elle soit intellectuelle ou éditoriale, l’hégémonie n’est pas totale. Les éditeurs toulousains publient ainsi 41 thèses au XIXe siècle, les Nancéens 39, les Strasbourgeois 36, les Caennais 32, et une part non négligeable des candidats recourent à des professionnels de villes non-facultaires, sans doute moins exigeants financièrement – Châlons-en-Champagne, Amiens, et même Londres ou Bruxelles.

 

Carte de France indiquant le nombre de thèses imprimées par ville

Fig.2 : répartition géographique des lieux d’éditions des thèses de doctorat ès lettres (1810-1899), réalisation Eve Givois. En ligne sur Heurist.