L’installation des thèses dans les rayons des bibliothèques universitaires
La Bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne (BIS) conserve une collection de thèses de doctorat ès lettres quasi exhaustive depuis 1811 jusqu’en 1939 au moins : non seulement la faculté des lettres de Paris décerne quatre grades sur cinq au XIXe siècle, mais sa bibliothèque a hérité de la collection dite « ministérielle ». Celle-ci s’est constituée à la suite d’une circulaire du grand-maître de l’Université, datée du 8 juin 1811, qui étend aux autres ordres de facultés l’obligation faite depuis 1809 aux candidats au doctorat en droit d’envoyer deux exemplaires au Conseil de l’Université – outre les exemplaires qui doivent être envoyés à chacun des enseignants de la faculté. La consigne semble avoir mis du temps à être appliquée : elle est rappelée par une circulaire du 3 novembre 1815, qui regrette que « depuis quelque temps, les facultés négligent de joindre aux certificats d’aptitude [...] les deux exemplaires des thèses soutenues ». Ce rappel se double d’une justification : si l’administration centrale demande ces exemplaires, c’est pour « réunir tous les renseignements qui peuvent la mettre à portée de comparer et de bien connaître la force des études dans les écoles supérieures ». Le Conseil royal de l’Instruction publique, qui remplace le Conseil de l’Université en 1820, puis le ministère de l’Instruction publique créé en 1824, héritent de cette prérogative. Mais ces institutions n’ont pas pour mission de conserver à perpétuité de massives collections d’ouvrages académiques : très tôt, elles ont choisi d’en faire don à la bibliothèque de la Sorbonne. C’est ce qui explique que la collection de thèses de cette bibliothèque soit la plus complète – et même la seule systématique avant 1841 [fig. 1].
Par arrêté du 7 décembre 1841 en effet, le Conseil royal de l’instruction publique, « considérant qu’entre les thèses pour le doctorat admises par les différentes facultés des lettres du royaume on remarque une inégalité qu’un échange de ces thèses, régulièrement établi entre les facultés, contribuerait à faire disparaître », ajoute aux deux exemplaires demandés à chaque candidat depuis 1811 un nombre d’exemplaires égal « à celui des autres facultés des lettres du royaume ». La circulaire du ministre Abel-François Villemain qui accompagne cet arrêté le 12 janvier 1842 précise qu’il s’agit aussi de renforcer les collections des bibliothèques des facultés non parisiennes et de soutenir l’émulation des candidats : « les aspirants au doctorat apporteront d’autant plus de soin dans leurs compositions que leur travail sera destiné à recevoir une plus grande publicité ». Dans la réalité tous ces envois se déroulent d’une manière imparfaite et donnent lieu à de multiples réclamations, en particulier parce que le poids financier de ces exemplaires pèse lourd sur les finances des candidats.
Afin de défendre le statut intellectuel de la nouvelle Troisième République, des circulaires signées du ministre Jules Ferry se proposent d’étendre à l’étranger ce système d’envoi réciproque des thèses : les circulaires des 10 septembre 1877 et 26 mars 1879 disposent que la bibliothèque de Gand, en Belgique, et la bibliothèque de l’université d’Alsace-Lorraine, dont le siège est à Strasbourg, doivent recevoir un exemplaire des thèses de doctorat – à la condition d’envoyer en échange les thèses soutenues respectivement en Belgique et en Allemagne. La France s’intègre ainsi dans un système d’échange (Tausch-Verein) apparu dans la sphère germanique en 1817, sur l’initiative de l’université de Marbourg, et qui dans les années 1870 relie une cinquantaine d’universités allemandes, hollandaises, suédoises et suisses – rien d’analogue n’existe au Royaume-Uni ou aux États-Unis. Cette politique est systématisée par l’arrêté relatif au service d’échange des thèses du 30 avril 1882, dont l’article unique dispose qu’« il sera prélevé dans chaque faculté, sur le nombre de thèses exigé des candidats, trente exemplaires destinés au service des échanges de thèses et publications académiques avec les universités étrangères ». Les circulaires qui l’accompagnent, datées du 17 et du 31 mai, expliquent que l’objectif est de rejoindre de fait le Tausch-Verein : les facultés françaises recevront en échange, une fois l’an, une collection de thèses des universités étrangères. Le but poursuivi est double : renforcer encore les collections des bibliothèques universitaires ; faire connaître les travaux français, car « il arrive trop souvent en effet que les plus remarquables de nos thèses universitaires tombent dans un oubli complet, parce qu’elles ne sortent guère du milieu où elles ont été soutenues ». Michel Bréal, alors inspecteur général, peut dresser en janvier 1883 un portrait flatteur du système mis en place, soulignant à quel point « les dissertations académiques sont une des bases les plus sûres pour apprécier la force des études dans un pays » [fig. 2].
Pour répondre à cette politique, le service des thèses doit être profondément réorganisé, ce qui est fait par l’arrêté du 21 juillet 1882. Le nombre d’exemplaires exigés est désormais fixé tous les ans, par arrêté ministériel, et les échanges passent intégralement sous la responsabilité des bibliothécaires, et non plus des administrations facultaires et rectorales. Surtout, les exemplaires demandés peuvent avoir six destinations, clairement identifiées : service de l’administration ; service de l’enseignement et de la faculté ; échanges avec les facultés françaises ; échanges avec les universités étrangères ; « concessions diverses », c’est-à-dire accord passé avec des bibliothèques non universitaires, comme la Bibliothèque nationale ; réserve et exemplaires à la disposition du doyen. Le nombre d’exemplaires demandés aux candidats bondit subitement : en 1882-1883, il est de 114 à la faculté des lettres de Paris, 94 aux facultés des départements [fig. 3 et 4].
Touche finale au nouveau dispositif de publicisation des thèses de doctorat : un catalogue annuel officiel est établi par circulaire du 25 juin 1885, le Catalogue des thèses et écrits académiques provenant des facultés françaises, élaboré par la bibliothèque de la Sorbonne, publié annuellement par l’Imprimerie nationale et ayant valeur de liste officielle. Premier dispositif de ce type au monde, il permet ainsi à l’administration centrale de vérifier que la diffusion des thèses est bien faite, sans avoir à intervenir directement dans la circulation des exemplaires – à la grande fierté du ministère, les universités allemandes se dotent d’un système comparable l’année suivante. Ce dispositif international disparaît de facto avec la Première Guerre mondiale, avant d’être remplacé en 1923 par un système plus offensif diplomatiquement, le gouvernement déterminant les universités étrangères bénéficiaires. Le nombre d’exemplaires demandés aux docteurs ès lettres est alors fixé à 95 à Paris et 80 dans les départements en 1923 (pour 44 universités destinataires), puis à 160 en 1951 (dont 60 pour les échanges universitaires) – avant qu’en 1969 ne soit supprimée l’obligation d’impression des thèses, la reproduction en tirage offset étant assurée gratuitement par l’Atelier national de reproduction des thèses alors créé auprès de l’université Lille III.