Les cadres institutionnels du doctorat ès lettres au XIXe siècle
C’est à partir d’une tabula rasa, ou presque, que l’Empire, par la loi du 10 mai 1806 et surtout le décret du 17 mars 1808, recristallise un système d’enseignement supérieur autour des grades et de leur collation en en faisant – ou refaisant – des certificats de compétence organisant les carrières enseignantes et non plus seulement des marqueurs de conformité sociale et idéologique ou des rites d’institution marquant l’entrée dans le corps universitaire. L’objectif est de créer une nouvelle corporation, un corps universitaire unique hiérarchisé en fonction de son talent et de ses mérites, ce qui appelle un dispositif rationalisé et routinisé de différenciation des trajectoires individuelles. Le plus élevé de ces grades est le doctorat, ce qui est une innovation pour les lettres et les sciences : dans les anciennes facultés des arts, le grade le plus élevé était la maîtrise, le doctorat étant réservé aux facultés de théologie, de droit et de médecine. Dans l’esprit du législateur, ce titre doit servir à la fois de barrière et de niveau pour réguler l’accès au sommet de la hiérarchie universitaire.
Le doctorat doit alors surtout permettre de démontrer une certaine habileté rhétorique et argumentative, une maîtrise des savoirs et pratiques canoniques : le statut sur les facultés des lettres et des sciences du 16 février 1810 précise que chaque candidat doit soutenir deux thèses, l’une en latin concernant la « philosophie », l’autre en français touchant la « littérature ancienne et moderne ». Ces thèses prennent alors la forme de courts textes programmatiques, annonçant les arguments qui seront développés oralement, en rarement plus d’une vingtaine de pages. Dans tous les cas, puisque le doctorat a pour vocation de certifier l’excellence dans l’art d’enseigner – et cela uniquement –, le législateur considère qu’il peut, comme la licence et le baccalauréat, être accordé automatiquement à ceux qui occupent de fait les postes auxquels il donne accès.
Ce système dit de la « collation » est supprimé en 1831, ce qui rend l’épreuve de la soutenance incontournable pour ceux qui ambitionnent le doctorat. Or dans le même temps, les universitaires s’avèrent de plus en plus exigeants : très concrètement, on constate ainsi une augmentation relativement lente mais continue du nombre de pages des thèses à compter des années 1830 [fig. 1 et 2]. Apparaissent alors les premières thèses érudites, ayant pour ambition d’apporter un savoir nouveau, avec les encouragements des professeurs les plus influents. La diversification des sujets de thèse et les débuts de la quête de l’originalité reçoivent a posteriori l’onction ministérielle lorsque Victor Cousin, lui-même professeur à la faculté des lettres de Paris, devient ministre de l’Instruction publique, de mars à octobre 1840 : l’arrêté du Conseil royal du 17 juillet 1840 transforme fondamentalement les exigences réglementaires. Si la thèse latine et la thèse française persistent, elles n’ont plus de limites disciplinaires a priori, le candidat devant choisir ses sujets « d’après la nature de ses études, et parmi les objets de l’enseignement de la faculté ». Cet arrêté reste le cadre général opérant pendant tout le Second Empire et au début de la Troisième République, encourageant la progressive spécialisation disciplinaire.
L’action de la Troisième République sur le doctorat est forte, mais elle n’est pas directe, du moins initialement : l’Instruction publique obtient la création, par un arrêté du 5 novembre 1877, de bourses de doctorat d’une durée de deux ans (sans prolongation) destinées à augmenter le nombre de candidats au grade. La mise en place de ce premier système de financement des étudiants est concomitante avec la création du corps des maîtres de conférences, qui offre aux docteurs de nouveaux débouchés professionnels. Sous ces deux aspects, le doctorat constitue ainsi un levier d’action majeur pour le gouvernement républicain dans sa politique de développement et de modernisation de l’enseignement supérieur – la défaite contre l’Allemagne étant attribuée, en partie, aux faiblesses de l’élite savante du Second Empire. À mesure que le doctorat devient un enjeu de carrière de plus en plus crucial, les thèses se font de plus en plus érudites, exhaustives, ambitieuses. En 1897, un second type de doctorat est également créé pour attirer les étudiants étrangers : le doctorat d’université, plus facilement accessible car n’exigeant pas la détention préalable de la licence et du baccalauréat – et qui peut être attribué honoris causa, montrant à quel point l’aura du titre doctoral a alors dépassé sa fonction professionnelle initiale.
Le point d’orgue de ce nouveau statut symbolique de la thèse et du doctorat est une nouvelle refonte des exigences du grade, par le décret du 28 juillet 1903. L’obligation de soutenir une thèse en latin disparaît alors, au nom de la dimension scientifique, moderne, acquise par le grade de docteur. Si rien n’est changé pour la première thèse, le ministère tient à rappeler que pour l’administration « la thèse est, en général, le premier travail scientifique important d’un jeune professeur ; il n’est pas nécessaire, et il est même dangereux qu’il prétende débuter par un livre de proportions trop considérables et qu’il y use de longues années d’efforts ». Ce faisant, la circulaire montre surtout que la poussée inflationniste quant au nombre de pages était ainsi déjà suffisamment forte pour que l’administration s’en émeuve – tout en admettant en même temps son impuissance à enrayer ce qui va s’avérer être une tendance de fond.