Un « best-seller » : rééditions et illustrations
Des éditions à foison
En dépit de la réticence ou de l’hostilité d’une partie de la critique et de nombreux hommes de lettres (comme Voltaire), le roman de Rousseau fut un succès de librairie prodigieux, qui exerça une influence majeure sur l’évolution du genre romanesque en France. De cet accueil enthousiaste témoignent les soixante-douze éditions du roman publiées jusqu’en 1800 : éditions et contrefaçons se multiplièrent à Lyon, Bordeaux, Rouen, Avignon, Hambourg, Liège, Lausanne, Londres, etc.
La Nouvelle Héloise ou Lettres de deux amans, habitans d'une petite ville au pied des Alpes, recueillies et publiées par J. J. Rousseau, nouvelle édition, revue, corrigée & augmentée de figures en taille douce, & d’une table des matières. Tome I. Neuchatel et Paris : Nicolas-Bonaventure Duchesne, 1764. (BIS, RXVIII 6= 245-1).
Les éditions successives révèlent, par ailleurs, une remarquable évolution du titre. Le titre original du roman présentait la particularité d’être dédoublé : Lettres de deux amants, habitants d’une petite ville au pied des Alpes figurait en position de titre principal et Julie ou La nouvelle Héloïse en position de faux titre. C’est seulement à partir de l’édition Duchesne, en 1764, que l’usage se répandit (sans l’aval de Rousseau) d’adopter comme titre initial La Nouvelle Héloïse et comme sous-titre Lettres de deux amants, habitans d’une petite ville au pied des Alpes. Le texte était sensiblement différent de l'édition Rey et Rousseau s’agaça de ces modifications faites sans son autorisation : dans un exemplaire conservé à la bibliothèque de l’Assemblée nationale, on trouve de multiples corrections de sa main invitant à revenir à peu près à l'édition originale.
Entre autres particularités, l'édition Duchesne de 1764 comporte un frontispice inédit, gravé par Pierre Duflos d’après un dessin de Charles-Nicolas Cochin qui fut visiblement apprécié de Rousseau : « L’épreuve que vous m’avez envoyée, écrit-il à Duchesne, est parfaitement belle ». La représentation de Rousseau sous les traits d’un peintre ne devait pas déplaire à Rousseau tant la référence picturale est insistante à toutes les étapes du roman : depuis les images mentales enchanteresses qui obsèdent l’écrivain en proie aux chimères jusqu’à la préparation méticuleuse des estampes destinées à accompagner la publication de l’œuvre, en passant par la fonction essentielle accordée aux « opiniâtres images » qui, tout au long du recueil de lettres, obsèdent les amants, tout dans La Nouvelle Héloïse invite à faire de la peinture et du tableau un paradigme essentiel dans l’écriture du roman.
Les éditions publiées après la mort de Rousseau s’enrichissent de l’histoire des Amours de Milord Édouard Bomston. Ainsi, cette édition genevoise de 1780 contenant ce texte en édition originale dans son quatrième volume
La nouvelle Héloïse, ou Lettres de deux amans, habitans d'une petite ville au pied des Alpes ; recueillies et publiées par J. J. Rousseau. Tome [IV]. Genève, 1780. Volume contenant Les Amours de Milord Édouard Bomston, doté d'une couverture en papier dominoté à motif floral, fabriqué à Orléans. (BIS, RR 6= 392-4).
Après la mort du philosophe, l'histoire éditoriale de La Nouvelle Héloïse s'inscrit également dans différentes entreprises visant à publier ses œuvres complètes. À l'initiative de la Société typographique de Genève, la première d'entre elles aboutit, entre 1782 et 1789, à la parution de la Collection complete des œuvres de J.J. Rousseau, citoyen de Genève, vendue par souscription et diffusée sous différents formats, enrichie ou non de planches.
Collection complète des oeuvres de J.J. Rousseau, citoyen de Genève. Genève : [Société typographique], 1782-1789. 17 vol. Au tome II : Julie ou La Nouvelle Héloïse, parties 1-3. (BIS, MEZ 4= 423-2).
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Collection complète des œuvres de J. J. Rousseau. [Kehl] : imprimerie de la société typographique, 1783-1789. 34 vol. Au tome III : La Nouvelle Héloïse ou Lettres des deux amans, habitans d’une petite ville au pied des Alpes. Tome premier. (BIS, LFPI 6= 28-3).
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Publiée aussi par souscription, l’édition des Œuvres complètes de Rousseau conçue par Louis-Sébastien Mercier répond au dessein d’« offrir à la mémoire de Rousseau un monument digne de lui, et fait pour durer plus longtemps que le marbre et l’airain » (Œuvres complètes de J. J. Rousseau, Paris : Poinçot, 1788-1793, t. I, p. 26). Grand admirateur de Rousseau, Mercier s’est sans doute inspiré de la monumentale édition Kehl des Œuvres de Voltaire, préparée sous l’égide de Beaumarchais de 1785 à 1789. L’abbé Gabriel Brizard, François de L’Aulnaye, et Pierre Le Tourneur collaborent à ce projet qui donne lieu à la parution de 38 volumes entre 1788 et 1793.
Œuvres completes de J. J. Rousseau. Nouvelle édition, classée par ordre de matieres, et ornée de quatre-vingt-dix gravures. Tome premier-[quatrième]. Paris : Claude Poinçot, 1788-1793. À gauche, frontispice du Tome I par pierre-Clément Marillier. (BIS, RXVIII 8= 190-1/4).
Eloisa: or, a series of original letters collected and published by J. J. Rousseau. Translated from the French. Volume III. The third edition. London: T. Becket and P. A. De Hondt, 1764. (BIS, LFR 6= 183-3).
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Outre les rééditions diverses, ce sont les nombreuses traductions qui reflètent l’immense succès du roman de Rousseau. Franchissant rapidement les frontières, La Nouvelle Héloïse bénéficia de plusieurs traductions, notamment en anglais, en allemand, en italien. En l’espace de quelques mois (entre avril et octobre 1761), il fut notamment traduit en anglais par William Kenrick et pas moins de dix-sept éditions de cette traduction parurent entre 1761 et 1812.
William Kenrick, non seulement choisit de conférer au roman le titre pur et simple d’Eloisa mais substitua partout ce nom à celui de l’héroïne. La troisième édition présentée ci-contre comporte quatre volumes dont chacun est orné d’un frontispice gravé d’après une image de Gravelot par Isaac Taylor ou J. Housson : au premier tome (absent des collections de la BIS) Le premier baiser de l’amour (“The first kiss of Love”) ; au deuxième L’inoculation de l’amour (“The Infection of Love”) ; au troisième, présenté ici, Les monuments des anciennes amours (“Monuments of passionate Love”) ; et au quatrième La matinée à l’anglaise (“A Breakfast in the English Taste”). Le choix de ces quatre sujets est éloquent : ils se focalisent sur l’intrigue amoureuse et sélectionnent les différentes étapes de la relation entre Julie et Saint-Preux selon un parcours fortement linéarisé : naissance de l’amour ; paroxysme de la passion ; deuil amoureux ; dépassement de la passion dans l’ordre apaisé de Clarens.
L'illustration de La Nouvelle Héloïse
L’édition Duchesne de 1764 est aussi importante parce qu’elle est la première à inclure les douze estampes gravées par Le Mire et d'autres d’après Gravelot qui avaient d’abord paru, en 1761, dans un recueil isolé (seule la douzième estampe est différente). Dès l’été 1757, soit quatre ans avant la parution de son roman, Rousseau avait eu l’idée, en effet, d’illustrer La Nouvelle Héloïse d’une suite d’estampes originales et avait tenté de convaincre Marc-Michel Rey d’en faire l’investissement. Après avoir suscité ce projet d’une suite gravée qu’il rêvait de voir exécutée par Boucher, Rousseau avait soigneusement défini les différents « sujets d’estampes » et en avait étroitement surveillé l’exécution par Gravelot par l’intermédiaire de son ami genevois Coindet. Une fois le succès du roman acquis, les imprimeurs-libraires n’hésitent pas à faire les frais, alors non négligeables, de planches gravées commandées à des artistes reconnus : Marillier, Moreau le Jeune, Cochin, ou encore, bien plus tard, Tony Johannot. Au fur et à mesure que les éditions illustrées se multipliaient, les dessinateurs se sont peu à peu affranchis des sujets définis par Rousseau. De cet affranchissement témoignent notamment les variations autour du « premier baiser de l’amour », figure obligée de toutes les éditions illustrées du roman.
Ces images illustrent la célèbre lettre XIV de la première partie, où Saint-Preux évoque l’émotion provoquée par Julie qui lui a, par surprise, accordé son premier baiser. Saint-Preux se remémore la scène qui vient d’avoir lieu, et décrit l’impression ineffaçable de ce premier baiser. C’est l’instant figé de l’après-coup que Rousseau commande à l’artiste de saisir : « Le lieu de la scène est un bosquet. Julie vient de donner à son ami un baiser cosi saporito, qu’elle en tombe dans une espèce de défaillance » (Rousseau, Sujets d’estampes). La version ornant l'édition parisienne de 1764 (planche signée et datée « N. de Le Mire 1760 ») et l'édition amstellodamoise de 1772 (planche non signée) est gravée d'après un dessin de Hubert Gravelot.
En 1774, Moreau le Jeune donne sans doute l’illustration la plus célèbre de la scène du premier baiser en choisissant le moment de l’étreinte et non l’instant qui lui succède. Du dessin originel de Gravelot, Jean-Michel Moreau conserve certes le décor avec le berceau treillagé, le banc et l’urne, les personnages en habits de cour, ainsi que le chapeau à terre. Mais le dessin s’efforce de suggérer l’intensité amoureuse de la scène en s’affranchissant des injonctions de Rousseau. La composition de Moreau le Jeune eut un succès tel qu’elle fut souvent réutilisée. Les gravures de Le Mire d’après Moreau le Jeune ont ainsi été insérées dans certains exemplaires de l’édition de La Nouvelle Héloïse qui figure dans la Collection complète des œuvres de Jean-Jacques Rousseau publiée sous l’égide de la Société typographique de Genève à partir de 1782.
La regravure de la composition de Moreau le Jeune par Vignet en 1786 est également remarquable. Alors que le dessin de Moreau suivait la mode en vigueur sous Louis XV (coiffures de Julie et Claire peu volumineuses, dites « en tapé », robe « à plis Watteau », manches en pagodes à deux volants…), sa regravure vise à prendre en compte le nouveau goût du début des années 1780 : les chevelures des deux jeunes femmes sont relevées en hauteur (les ornements de tête s’agrandissent et un rouleau de cheveux tombe sur l’arrière de la tête), la robe de Julie change de forme et de matière et les pagodes ont laissé la place à des manches en sabot. Cette version de l'image prend place dans l'édition des Œuvres complètes de Rousseau conçue par Louis-Sébastien Mercier (Paris : Poinçot, 1788-1793)à l'illustration particulièrement soignée : elle réunit 43 planches d’après Gravelot, Moreau, Barbier l'Aîné, Marillier, Monnet, etc., toutes tirées d’éditions antérieures et finement regravées.
Œuvres complettes de J.J. Rousseau, citoyen de Genève. Nouvelle édition. Paris : F. Belin, C.-F. Caille, J. Grégoire, 1793. À gauche, illustration pour le Tome Troisième : Le feu s’exhaloit avec nos soupirs de nos lèvres brulantes. Gravure de Pierre-Clément Marillier d’après un dessin d’Emmanuel de Ghendt. (BIS, LFPI 6= 140-3).
L'édition Belin, Caille et Grégoire de 1793 propose quant à elle un dessin de Pierre-Clément Marillier, gravé par Emmanuel de Ghendt, et sous-titré : « Le feu s’exhaloit avec nos soupirs de nos lèvres brulantes ». Comme Moreau le Jeune, Marillier choisit de représenter le moment du « premier baiser de l’amour » et non celui de l’après-coup, dans une atmosphère peut-être plus libertine encore. L’originalité de Marillier est aussi d’abandonner le berceau treillagé au profit de bosquets d’apparence plus « naturelle ».
Enfin, la BIS possède également un exemplaire de l'édition Barbier de 1845. Grâce à la redécouverte de la stéréotypie, matrice à plomb en relief qui permet d’imprimer texte et illustrations dans une même matrice, l’image au XIXe siècle rivalise avec le texte à l’intérieur même du livre. Dans cette édition abondamment illustrée par les artistes les plus côtés de la période romantique, l’image, dépourvue de cadre, tend à se répandre dans le texte même. L’appropriation romantique de la scène du premier baiser par Tony Johannot est exemplaire à cet égard, faisant face à un dessin de Guérin représentant la scène immédiatement antérieure de Saint-Preux s’approchant des deux cousines. Rodolphe Töpffer (célèbre notamment pour avoir « inventé » la bande dessinée) et son cousin l’éditeur Dubochet furent très sévères avec cette édition accusée d’avoir affadi le roman par des illustrations banales et « abîmé La Nouvelle Héloïse » : « La pauvre femme, avoir eu la petite vérole et être illustrée de cette façon, quel malheur ! » (30 juin 1844).
Tony Johannot. [Le Premier baiser de l’amour], gravé par Louis-Joseph Brugnot. Illustration pour Julie ou La Nouvelle Héloise. Édition illustrée par MM. Tony Johannot, Ém. Wattier, E. Lepoittevin, K. Girardet, H. Baron, C. Roger, etc., gravées par M. Brugnot. Paris : Barbier, 1845. (BIS, RXIX 4= 328-1).