Dans l'atelier du roman : genèse de Julie ou La Nouvelle Héloïse
- Les manuscrits de La Nouvelle Héloïse
- Du « pays des chimères » à la première édition de Julie
- Focus sur les fragments du brouillon conservés dans le fonds Victor-Cousin
Les manuscrits de La Nouvelle Héloïse
Rousseau n’est pas un écrivain du premier jet. Comme en témoignent aussi bien ses brouillons raturés que les états préparatoires divers de ses œuvres, ou leurs « mises au net » abondamment retouchées, pour Rousseau, l’écriture est une activité laborieuse : « Mes manuscrits raturés, barbouillés, mêlés, indéchiffrables, attestent la peine qu’ils m’ont coûtée. Il n’y en a pas un qu’il ne m’ait fallu transcrire quatre ou cinq fois avant de le donner à la presse » écrit-il dans Les Confessions (livre III). Le cas de La Nouvelle Héloïse est particulièrement remarquable puisqu’on dispose à la fois d’archives manuscrites pour cinq étapes de la rédaction (le dossier de la genèse du roman représente donc des milliers de pages) et du récit circonstancié que les livres IX à XI des Confessions font de la genèse et de la rédaction du roman.
Les manuscrits connus de La Nouvelle Héloïse sont au nombre de cinq :
- Les Brouillons, dispersés dans différentes bibliothèques entre la France (bibliothèque de l’Assemblée nationale ; bibliothèque Victor-Cousin à la BIS), la Suisse (bibliothèque de Genève et de Neuchâtel) et quelques collections privées. La partie la plus importante se trouve à l’Assemblée nationale.
- La Copie personnelle : les parties I à III sont dans des bibliothèques privées, les parties IV à VI se trouvent à la bibliothèque de l’Assemblée nationale.
- La Copie Houdetot, copie autographe faite pour Mme d’Houdetot entre l’hiver 1757-1758 et l’hiver 1759-1760.
- Le Manuscrit Rey envoyé à l’éditeur Marc-Michel Rey en 1759-1760, est entré à la Fondation Heineman à New-York (conservée à la Pierpont Morgan Library).
- La Copie Luxembourg, copie autographe faite pour Mme la Maréchale de Luxembourg, écrite de novembre 1759 à octobre 1760 et enrichie des dessins originaux de Gravelot, conservé à la bibliothèque de l’Assemblée nationale.
Les brouillons de La Nouvelle Héloïse datent pour l’essentiel de 1757. La quasi-totalité des lettres de la première partie ont disparu, ainsi qu’environ une quinzaine des autres parties. Rousseau écrivait sur de grandes feuilles qu’il divisait en deux dans le sens de la hauteur. Il écrivait le premier jet sur la partie droite de la feuille, réservant la partie gauche pour les additions, corrections et « pilotis » qui anticipaient sur la suite de la lettre ou sur une lettre à venir. L’écriture est parfois large et fluide, mais le plus souvent, elle est menue, cursive et difficile à déchiffrer, parfois surchargée de ratures.
Les fragments conservés à la BIS font partie de la collection d’autographes de Victor Cousin, formée par différents achats. Selon Henri Coulet et Bernard Gagnebin, « la lettre 5 de la VIe partie a certainement été acquise à la Vente Laverdet du 25 janvier 1855 ». Dans un article paru dans le Journal des savants en septembre 1848, Victor Cousin souligne l’intérêt littéraire et scientifique exceptionnel des brouillons de La Nouvelle Héloïse pour la compréhension et, idéalement, pour une nouvelle édition du roman : « Mais ce qu’il faut particulièrement signaler à l’attention et à l’étude des sérieux amateurs de la langue et de la littérature française ce sont plusieurs volumes qui contiennent les brouillons d’un grand nombre de lettres de La Nouvelle Héloïse. On y verra avec étonnement de quel informe chaos lentement fécondé et débrouillé par l’art et par la passion sont souvent sorties les pages que nous admirons le plus aujourd’hui. Les corrections abondent à chaque page ou plutôt à chaque ligne. Assurément il serait insensé de transporter dans le texte ces brouillons merveilleux mais une main diligente y trouverait une ample moisson de variantes de toute espèce qui ne seraient pas un médiocre ornement d’une édition nouvelle ».
L’édition génétique que Victor Cousin appelait de ses vœux n’a toujours pas été réalisée mais est en cours d’élaboration sous l’égide de l’ITEM (Institut des Textes et Manuscrits Modernes, UMR 8132 CNRS/ENS) et de Nathalie Ferrand.
Du « pays des chimères » à la première édition de Julie
Jean-Jacques Rousseau. Les Confessions. Livre septième [-neuvième]. Genève : 1789. (Collection des Œuvres de J. J. Rousseau. Tome trente-unième). La rédaction des Confessions s’étale du début 1765 à juillet 1770. La première partie (livres I à VI) en fut publiée à Genève en 1782, la seconde en 1789. (BIS, LFPI 8= 31-21).
Dans le livre IX des Confessions, le récit de la genèse de La Nouvelle Héloïse est très circonstancié. C’est seulement après avoir longtemps erré dans le pays des chimères que Rousseau en serait venu à se fixer sur des figures qui deviendront Claire et Julie : « Je me figurai l’amour, l’amitié, les deux idoles de mon cœur, sous les plus ravissantes images. Je me plus à les orner de tous les charmes du sexe que j’avais toujours adoré ».
Rousseau corrigea les épreuves de l’édition originale de La Nouvelle Héloïse entre avril et novembre 1760. Deux mille exemplaires arrivèrent à Paris en janvier 1761 mais la mise en vente de cette édition originale fut retardée, l’édition du libraire Robin, expurgée par la censure et autorisée par Malesherbes, ayant obtenu la priorité. Tout en se plaignant des « fautes horribles » de l’édition Rey de 1761, Rousseau déclara ensuite que cette édition était la meilleure.
Focus sur les fragments du brouillon conservés dans le fonds Victor-Cousin
Les fragments du brouillon de la collection Victor Cousin appartiennent à la dernière partie du roman. La Ve et la VIe parties n’en faisaient qu’une dans le brouillon. La lettre 6 de la VIe partie est ainsi numérotée « lettre 15 » d’une Ve partie qui comportait originellement vingt et une lettres avant une recomposition destinée à accentuer l’effet de symétrie avec les trois premières parties du roman, afin de créer un véritable diptyque autour d’une ellipse saisissante : les quatre années que dure le tour du monde de Saint-Preux entre la fin de la IIIe et le début de la IVe partie.
La lettre 6 de la VIe partie est importante : c’est la première lettre que Julie écrit à Saint-Preux depuis la fin du livre III. Julie fait part à son ancien amant du dessein qu’elle a de le marier avec sa cousine, Claire d’Orbe. Dans le premier jet de ce brouillon, Rousseau attribuait à Julie un rappel insistant de l’une des séquences les plus dramatiques du roman : la tentation du suicide et du meurtre qui constitue le climax du pèlerinage à Meillerie (IV, 17). Voir au verso du feuillet 84 le passage biffé au milieu du premier paragraphe de la colonne de droite : « Est-elle qui lui dicta ↑l’automne dernier+ la scène de Meillerie. Est-ce elle [cette grande force d’âme] qui le poussoit ↑entrainait+ ↓menoit+ à la pointe du bateau, et est-ce elle-même qui le retint prêt à s’élancer. L’a-t-elle bien sauvé cet hiver… ».
Entre autres évolutions, la comparaison du brouillon et de la version publiée montre que, dans le premier jet, ne se trouvait aucune référence au rêve prémonitoire du voile (V, 9). Rousseau l’a ajouté ultérieurement : « [cette grande force d’âme] l’a-t-elle bien sauvé cet hiver des charmes d’un autre objet, et ce printemps des frayeurs d’un rêve ? ».
Au recto du feuillet numéroté 85, la colonne de droite laisse un espace blanc conformément à un usage fréquent chez Rousseau : il est destiné à recevoir d’éventuelles suites d’un développement laissé en suspens. Au bas de la feuille, les ajouts et ratures sont nombreux, et laissent discerner les tâtonnements ou les « repentirs » de l’auteur, témoignant d’une élaboration particulièrement difficile qui peut être reconstituée ainsi :
+que les jeux ↑ innocents+ d'une personne ↑ |
ce cœur |
Jean-Jacques Rousseau. Minute de lettres de La Nouvelle Héloïse, VIe partie, extrait de la lettre 6. (BIS, fonds Victor-Cousin, pièce 44, f. 85r)
Extrait de : Lettres de deux amans, habitans d'une petite ville au pied des Alpes. Recueillies et publiées par J.-J. Rousseau, tome troisiéme, sixiéme partie. Amsterdam : Marc Michel Rey, 1761. (BIS, fonds Victor-Cousin, VCM 6= 9446, p. 276)
La dernière lettre du roman est aussi l’une des plus longues (elle inclut la lettre XII, lettre posthume de Julie à Saint-Preux). Rédigée par Wolmar et destinée à Saint-Preux, elle relate la mort de Julie. Le fragment du brouillon présenté ci-dessous commence par quelques lignes qui ont été presque entièrement récrites dans la version finale : « Alors commença entre elle et moi un long entretien dont je pourrai vous parler quelque jour, qui peut être sortira de ma mémoire durant le cours de ma vie ; mais qui surement y reviendra tout entier à ma dernière heure ». Rousseau a sensiblement modifié ce passage dans la version définitive, présentée en regard.
Jean-Jacques Rousseau. Minute de lettres de La Nouvelle Héloïse, VIe partie, lettre 11. (BIS, fonds Victor-Cousin, pièce 46, f. 89)
Extrait de : Lettres de deux amans, habitans d'une petite ville au pied des Alpes. Recueillies et publiées par J.-J. Rousseau, tome troisiéme, sixiéme partie. Amsterdam : Marc Michel Rey, 1761. (BIS, fonds Victor-Cousin, VCM 6= 9446, p. 348)