La liberté de philosopher (1547-1551)

En 1547, à l’avènement d’Henri II, grâce à l’intervention de Charles de Lorraine en sa faveur auprès du roi, Ramus recouvre la liberté d’écrire et de publier de la philosophie. Il ne prononce pas de discours pour la circonstance, mais Talon publie l'Academia, un véritable manifeste philosophique, où il présente le procès et la condamnation de Ramus comme un affrontement entre deux manières de philosopher : la réaction du dogmatisme aristotélicien contre la liberté académique, « le meilleur genre de philosophie » selon Cicéron. Ramus poursuit désormais à visage découvert, en collaboration étroite avec son « frère », son examen critique de la tradition antique en matière de dialectique, de rhétorique et de philosophie (pars destruens), à partir de laquelle il élabore des propositions positives (pars construens).

Un manifeste philosophique cicéronien : l’Academia de Talon

Talon, Academia, 1547 [VCR 8= 6514. Pièce 5]

Sous la forme d'un bref discours à Charles de Lorraine, Talon expose « la coutume de l'Académie, non selon moi », précise-t-il, « mais selon Cicéron » (« Academiae consuetudinem non ex meo, sed ex Ciceronis sensu, atque oratione breviter expositam » (p. 47), « pour que les amoureux de l'Académie, c'est-à-dire de la vraie sagesse, comprennent plus facilement ce que pensait Cicéron sur le meilleur genre de philosophie, confirmé par les témoignages de l'auteur lui-même » (« Ut amatores Academiae, id est, verae sapientiae sententiam Ciceronis de optimo philosophandi genere ex eiusdem autoris testimoniis confirmatam facilius perspicerent », p. 88). L'Academia n'est donc pas seulement une apologie de Ramus et de la liberté de philosopher, mais le pendant, pour la philosophie, du traité de Cicéron sur le meilleur genre d'orateur (De optimo genere oratorum). « Les témoignages de l’auteur » sont constitués par le texte de Cicéron et par le commentaire du livre I des Seconds académiques (In Academicum Ciceronis fragmentum). L’Academia représente une véritable proposition philosophique et institutionnelle de la part de Talon : une philosophie humaine, et un genre de discours hérités de Platon et de Cicéron, où la recherche de la vérité repose sur la discussion et sur une attitude éclectique, en tous points opposés aux altercations des Aristotéliciens et à leur dogmatisme pratiqués dans les écoles, dont témoigne le débat public devant le Parlement qui a valu à Ramus sa condamnation.

La revanche de Ramus sur le front de la dialectique

Ramus, Animadversiones Aristotelicae libri XX, 1548 [VCR 8= 6514. Pièce 1]
Ramus, Institutiones dialecticae, 1547 [VCR 8= 6514. Pièce 4]

Dès 1547, Ramus publie de nouveau une Dialectique, en reprenant le titre inversé de l'ouvrage condamné, les Dialecticae institutiones (Institutions dialectiques), pour cette nouvelle édition qui tient compte des Dialectici commentarii (1546) de Talon. D'autres éditions suivront, en 1548, 1549 et 1550. En 1550 paraît une édition accompagnée de commentaires de Talon (praelectiones). La Dialectique continuera d’être publiée tous les ans sous les deux formes, avec ou sans les commentaires de Talon.

Ramus procède aussi à une inversion du titre, pour cette nouvelle version des Aristotelicae animadversiones divisée en vingt livres, quatre fois plus étendue que les précédentes, qui suit les différentes parties de l’Organon.

Après la critique de l’Organon, Talon complète l’entreprise de critique de la dialectique de Cicéron avec un commentaire sur les Topiques (1550).

L’achèvement de la critique de la rhétorique et la Rhetorica de 1548

« Quelle est, dans l’esprit des ramistes, la tâche unique de la rhétorique ? C’est l’ornementation (exornatio) d’un discours préexistant, conçu au moyen des règles de la dialectique et déjà élaboré d’après les règles de la grammaire, laquelle assure la latinitas […]. Cette division abstraite constitue […] le point de départ méthodologique de la réforme du curriculum prônée par les ramistes, selon lequel toute ars, bien qu’indépendante au niveau de la théorie, doit nécessairement être complétée par les artes voisines. En l’occurrence, la rhétorique est impuissante sans le secours des deux ‘doctrines’ adjacentes, à savoir la grammaire, et surtout la dialectique ; les trois doctrines ensemble devront fournir une description exhaustive du fonctionnement de la Ratio et de l’Oratio, facultés innées grâce auxquelles l’homme est capable de produire un discours intelligible, c’est-à-dire à la fois rationnel, correct et élégant, et par là même persuasif ».

Kees Meerhoff, Rhétorique et poétique au XVIe siècle en France. Du Bellay, Ramus et les autres, Leiden, Brill, 1986, p. 223.

Ramus, Brutinae quaestiones, 1549 (1ère éd. 1547) [VCM 6= 6504, p. 9]

 

La critique de la rhétorique consiste à la distinguer de la dialectique. Après l'Organon d'Aristote, Ramus s’attaque donc aux œuvres de Cicéron et de Quintilien qui servaient de base à l'enseignement de l'éloquence : l'Orator et l'Institutio oratoria. La conséquence constructive de leur critique sera la Rhetorica publiée par Talon en 1548.

Ramus attaque l’Orator de Cicéron dans les Brutinae quaestiones et remanie son texte d’une édition à l’autre (Meerhoff, 1986, chap. iii). Joachim Périon prend la défense de l'Orator de Cicéron dès la première édition de l'ouvrage de Ramus, dans le Pro Ciceronis Oratore contra Petrum Ramum oratio (1547). Ramus complète son examen critique de Cicéron (grand orateur, mais mauvais dialecticien) dans ses leçons sur le De fato, publiées l'année suivante.

Ramus, Rhetoricae distinctiones [in Quintilianum], 1549 [VCM 6= 6489]

Ramus s'attaque à l’Institution oratoire de Quintilien, en commençant par critiquer sa célèbre définition de l’orateur comme « vir bonus bene dicendi peritus », à l'aide de l'outil dialectique (p. 1) : la bonté relève de l’éthique, et non de la rhétorique. Kees Meerhoff a montré que « le système de la rhétorique ramiste est ‘en place’ dès les années 48-49, c’est-à-dire programmé dans les deux ouvrages critiques de Ramus et adopté dans les différentes versions de la Rhetorica » (Meerhoff, 1986, p. 204), à partir de l’édition de 1548 des Institutions oratoires (désignées comme Rhétorique) de Talon.

Dans la Rhetorica de 1548 de Talon, « Le travail déconstructeur est terminé ; dorénavant le terrain ainsi déblayé peut être utilisé à des fins positives : la construction d’une nouvelle rhétorique à l’aide des ‘débris’ de la rhétorique traditionnelle – celle de Cicéron et de Quintilien notamment – et conforme aux contraintes méthodologiques formulées par Ramus. Tout ce qui appartient en propre soit à la grammaire, soit à la dialectique, sera éliminé ; les définitions seront claires, peu nombreuses, et illustrées d’exemples simples et efficaces. Les divisions seront nettes, à embrasser d’un coup d’œil ; de préférence, elles se présenteront en dichotomies. De la clarté avant toute chose, tel est le pari ramiste, tel est aussi le défi lancé contre le monde savant de l’époque » (Meerhoff, 1986, p. 221). La rhétorique, définie comme « doctrina bene dicendi », est réduite à l’élocution (divisée en tropes et figures) et à l’action (divisée en voix et geste). Cette édition est très rare ; les éditions se succèdent tous les ans de 1549 à 1553. Selon K. Meerhoff, « l’évolution de la rhétorique ramiste se confond avec la réflexion sur le nombre » (ibid., p. 291).

L’incursion dans d’autres parties de la philosophie : la politique et l'éthique

 

Platon, Lettres (1ère éd. 1549) [VCM 8= 6572, p. 60]
Platon, Lettres (1ère éd. 1549) [VCM 8= 6572, p. 61]

 

Dans le champ de la politique, Ramus traduit et commente les Lettres de Platon. C’est la première fois qu’apparaît la « réduction dialectique » sous forme de syllogisme. La lettre 7 (vers 353 A.C.) est considérée comme le testament politique de Platon aux Athéniens. La note 42 de Ramus constitue à elle seule une petite leçon de philosophie platonicienne qui anticipe sur la suite de la lettre et se conclut sur un syllogisme. S’agit-il pour autant d’une proposition philosophique de la part de Ramus ? La structure relativement neutre du commentaire rend difficile une interprétation.

Talon fait un commentaire dévastateur du premier livre de l’Éthique à Nicomaque (Audomari Talaei in primum Aristotelis Ethicum librum explicatio, Paris, Mathieu David, 1550), dans un cours qu’il a fait en 1548, comme l’atteste le recueil d’exercices d’élèves publié la même année (Quinque orationes de morali philosophia Aristotelis a quinque discipulis Audomari Talaei habitae Parisiis in scholis Picardorum quinto calend. decemb. 1548, Paris, M. David, 1548). Ramus élaborera plus tard des propositions spécifiques pour l’enseignement de l’éthique, hors du cadre aristotélicien.