Observer, décrire, dessiner, expliquer
Les carnets révèlent la méthode de terrain utilisée par E. de Martonne, à savoir : l’observation, la description par de superbes dessins paysagers et une première ébauche d’explication grâce à un texte concis et des croquis de synthèse.
Le point de vue …du haut
Martonne au sommet du Detunata, photographié par R. Vuia dans Travaux de l'Institut de Géographie de l'Université de Cluj (Roumanie), Vol. I. 1922.
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Comme la plupart des géographes de cette époque-là, E. de Martonne cherche à atteindre des points élevés comme par exemple des sommets pour bénéficier d’une vue surplombante qui dépasse si possible l’échelle du bassin-versant et permette ainsi de repérer des surfaces d’érosion.
La plupart des dessins et croquis présents dans les carnets de E. de Martonne sont réalisés une fois arrivé au sommet. Rappelons ici qu’être géographe à cette époque-là, c’est également être suffisamment sportif et endurant pour faire des courses de plusieurs dizaines de kilomètres par jour.
Carnet [17], « panorama sur montée de Poiana Ruska près de Costa Rosa vers le SE. Impression de plusieurs surfaces mûres emboîtées (I/II) ».
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Le regard englobant est une spécificité du géographe qui s’apprend sur le terrain au contact des professeurs. Il faut exercer l’œil, d’où l’importance des excursions sur le terrain (et des financements nécessaires) sans cesse soulignée par E. de Martonne comme par P. Vidal de la Blache.
L’articulation entre texte et image
Le carnet fonctionne comme une plateforme d’enregistrement où le texte et l’image sont étroitement imbriqués ; ils se répondent l’un l’autre en un dialogue permanent. Très souvent, le géographe fonctionne en double-page selon les dispositions suivantes : une esquisse en page de droite et du texte en page de gauche avec un dessin paysager en double-page accompagné de coupes géologiques.
Carnet [16], « Panorama de Petr. Doamnei vers Muncelu et Câmpulung ». Lire la transcription.
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E. de Martonne maîtrise admirablement les différentes formes de visualisation que sont le dessin esquissé, le dessin paysager, la coupe, le profil longitudinal, le bloc-diagramme. Il combine même différents types de visualisation du terrain sur une même double-page. Il cherche à exprimer la notion de durée dans des croquis qui représentent ses hypothèses sur l’action de l’érosion. S’il photographie soigneusement ses terrains comme l’atteste sa collection de 11 000 plaques de verre, il cherche également à partir d’une description où il choisit déjà de mettre en valeur tel ou tel aspect, pour atteindre une première schématisation permettant d’expliquer des processus.
Carnet [16], « Vallée d'Anies vue de montée à Mihaicasa ». Lire la transcription.
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Le géographe a structuré la double-page du carnet [16], relative à la vallée d’Anies, encaissée dans le Massif de Rodna, en trois parties : le dessin paysager de la vallée encaissée sur la page de droite, une série de profils en travers de la vallée superposés sur le même schéma en haut de la page de gauche, et du texte dans les deux-tiers restant de la page de gauche. Il s'agit ici d'une représentation du paysage combinant le dessin, la schématisation et le texte descriptif et explicatif. Le texte de de Martonne est retranscrit entre guillemets dans les lignes qui suivent. Le dessin de la page de droite ne comporte qu'un titre : « vallée d’Anies : vue de montée à Mihaicasa ». Le dessin paysager, qui représente les formes du relief, la végétation avec des arbres esquissés au premier plan, des buissons et la rivière Anies en fond de vallée, se prolonge sur une partie de la page gauche, donnant une impression de continuité avec le profil en long et le texte. La superposition de profils en travers de la vallée en haut de la page de gauche est une schématisation du même paysage, et a été intitulé par de Martonne « Vallée d’Anies ». De Martonne a identifié des sections de ce profil grâce à des repères alphabétiques ABCDEFG, HI et MN.
Groupe d'excursionistes dans la vallée d'Anies, Emmanuel de Martonne, UMR 8586 Prodig : Cote EU357-008.
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L'indication du profil à la suite explique que plusieurs profils se succèdent de l’aval vers l’amont. L'auteur cherche ainsi à comprendre l'évolution des formes du relief et retient quatre phases d'évolution qu'il explicite dans le texte par des données descriptives géologiques, essentiellement stratigraphiques. Le texte est hiérarchisé en fonction des différents profils. Le premier profil correspond au tronçon HI en pointillé, c'est-à dire avant le creusement de la vallée. Le texte inscrit au-dessus indique « Ancienne vallée mûre, le fond se raccordant avec platef[orme] ... à 800 m ». Ce type de croquis, représentant une superposition de profils en travers avec des repères alphabétiques, fait partie des systèmes de visualisation du terrain mis en œuvre par de Martonne dans son ouvrage du Traité de géographie physique. Les trois autres phases d'évolution des formes du relief sont ensuite décrites à l'aide des repères alphabétiques. Le deuxième profil est le profil ABCDEFG : « ABCDEFG. Dans cette section des terr[asses] alluv[iales] de plus de 20 m. des cônes déject[ion] recoupés. Géologie: micaschistes avec calc[aires] cristallins. Le troisième profil est ABHDIFG : + haut: Etagement profil ABHDIFG. Gneiss oeillés. Le quatrième et dernier profil est AMCDENG : + haut: profil AMCDENG. Schistes chloriteux, en montant à [Mihaicasa même]. Phyllades [...]ardoise (2° groupe!) ». La conclusion que tire de Martonne de cette double-page apparaît en bas à gauche, soulignée en pointillé pour la mettre en valeur : « Donc accommodation à nat[ure] roches ».
Pour le chercheur d’aujourd’hui, il est très difficile de distinguer ce que de Martonne a ébauché directement sur le terrain, dessin comme texte, et ce qu’il a pu reprendre le soir même ou plus tard. On peut simplement avancer que lorsqu’un croquis ou un dessin paysager est rehaussé de couleur, il pourrait avoir été retravaillé : par exemple, les hachures supplémentaires et les précisions rajoutées en bleu dans la double page ci dessous laissent penser à des retouches postérieures au terrain.
Carnet [16], coupe de Tetina. Lire la transcription.
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La méthode de terrain d'Emmanuel de Martonne se démarque de celle de son mentor Paul Vidal de la Blache à plusieurs titres : moins solitaire, moins littéraire, moins sensuelle, moins descriptive, elle peut se faire en groupe, elle esquisse rapidement les descriptions sous forme de magnifiques dessins, elle recherche plus rapidement les causes, elle ébauche dès le terrain des hypothèses explicatives, elle organise les éléments de façon structurée sous forme de croquis et de schémas. A une autre échelle, la méthode de terrain d'E. de Martonne, comme celle de ses condisciples, se différencie de celle de ses collègues de langue allemande et de langue anglaise dans la mesure où les géographes français n’ont jamais consigné par écrit leur méthode de terrain : on apprenait par l’imitation et à l’oral lors des excursions sur le terrain avec les professeurs. En revanche, les géographes de langue allemande comme Albrecht Penck (1858-1945) ou de langue anglaise comme William Morris Davis (1850-1934) ont consigné par écrit des recommandations pour la pratique de terrain.