Emmanuel de Martonne et la Roumanie
La BIS conserve un corpus d'archives relatives à Emmanuel de Martonne (1873-1955) qui compte des extraits de cours, des notes manuscrites, des correspondances ainsi que 24 carnets de terrain. Parmi eux, deux occupent une place particulière au sein du corpus des carnets qui ont permis à Emmanuel de Martonne de saisir le terrain en géographe entre 1907 et 1939 : les carnets sur la Roumanie.
Les 24 carnets de terrain d'Emmanuel de Martonne conservés à la BIS.
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Ces derniers illustrent tout d’abord son terrain de recherche privilégié, depuis ses thèses ès lettres et ès sciences jusqu’à la fin de sa vie. Datés de 1921, les deux carnets restituent ensuite les descriptions, observations et ébauches d’explication des formes du relief terrestre et de la vie humaine relevées dans des régions fraîchement (re)devenues roumaines.
Paringu, campement dans la montagne, vers 1900. EU3554-035 UMR PRODIG - Photothèque, © Droits réservés
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En effet, en 1921, quand de Martonne écrit ses carnets in situ, les Traités de Paix de la Conférence de Paris de 1919-1920 ont mis fin à la Première Guerre mondiale et ont tracé les nouvelles frontières de l’Europe centrale, notamment celles de la Roumanie. Par ailleurs, ces deux carnets incarnent un certain type de relation au terrain, à savoir la grande excursion en groupe avec une logistique assez lourde qui contraste avec l’excursion en solitaire (comme cela peut être le cas dans d’autres carnets du corpus).
Terrain de ses deux thèses
La Roumanie constitue le terrain de recherches privilégié d'Emmanuel de Martonne qui y consacre deux thèses : d’une part, une thèse principale ès lettres de géographie régionale sur la Valachie, une région roumaine, et la thèse complémentaire y afférant sur la répartition de la population en Valachie, publiées respectivement en 1902 et en 1903, et d’autre part, une thèse ès sciences en géographie physique sur l’évolution morphologique des Alpes de Transylvanie (Karpates méridionales) parue en 1907.
Thèse principale ès lettres , Bibliothèque de l'Institut de Géographie, GN 15-787.
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Pourquoi la Roumanie ? Comme l’attestent quatre de ses toutes premières publications à partir de 1896, c’est la région du Haut-Nil qui intéresse tout d’abord le jeune normalien et agrégé d’histoire et géographie. Il semblerait qu’après la crise de Fachoda en 1898 entre la France et le Royaume-Uni, Emmanuel de Martonne se soit ensuite tourné vers un autre terrain de recherche, toujours hors de France, mais politiquement plus stable.
De nombreux séjours de recherches en Roumanie
Tout au long de sa vie professionnelle, de Martonne entreprend des séjours de recherche sur le terrain roumain, son « Gebiet » [« terrain », « domaine » en allemand] comme les géographes français le disent à l’époque.
Emmanuel de Martonne sur un rocher avec un groupe, parmi lequel son étudiant Robert Ficheux (1898-2005). Fonds Ficheux, UMR Géographie-cités.
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Il faut ici rappeler qu’à la fin du XIXe siècle, la géographie allemande exerce un fort pouvoir d’attraction sur les géographes français. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle tout bon géographe français maîtrise la langue de Goethe et entreprend un « tour d’Allemagne » pour s'imprégner de la géographie allemande. Après avoir été reçu à l’agrégation en 1895, il obtient une bourse pour aller étudier dans les universités de Vienne, Berlin et Leipzig en 1896-1897.
La Roumanie reste le « Gebiet » du géographe français, qui s’y rend à de très nombreuses reprises, pour le travail relatif à ses thèses mais également après, notamment en août 1898, de juillet à octobre 1899, de août à octobre 1900, de juillet à octobre 1903, d’août à octobre 1906, d’août à octobre 1911, en 1920, en 1921, en 1923, en 1926, en 1928, en 1932, en 1937.
Le carnet [16] et le carnet [17].
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Aller sur le terrain pour rédiger une thèse de géographie constitue une nouveauté à cette époque : E. de Martonne est ainsi l’un des premiers étudiants de Paul Vidal de la Blache (1845-1918) à entreprendre cette démarche. Aller sur le terrain, c’est apporter des preuves. Rappelons que P. Vidal de la Blache a lui-même soutenu une thèse d’histoire antique sur Hérode Atticus avant de se consacrer pleinement à la géographie au point de l’institutionnaliser comme discipline académique à part entière à la fin du XIXe siècle. « Figure du mixte » comme l’a bien montré Marie-Claire Robic, il combine à la fois le travail de cabinet et le terrain. A la suite d'E. de Martonne, tous les autres étudiants de P. Vidal de la Blache vont sur le terrain, le plus souvent en France, pour réaliser leur thèse : Jean Brunhes en Espagne et en Afrique du Nord (1902), pour réaliser un travail sur l’irrigation, Albert Demangeon sur la Picardie (1905), Camille Vallaux sur la Basse-Bretagne (1905), Raoul Blanchard sur la Flandre (1906), Antoine Vacher sur le Berry (1908), Max Sorre sur les Pyrénées méditerranéennes (1913).
En 1921, un terrain « géopolitique »
« Carte de la formation du territoire roumain » in Foucher Michel, Fragments d’Europe, Atlas de l’Europe médiane et orientale, Paris, Fayard, reed. 1998, p. 165
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En 1921, ce sont des zones (re)devenues roumaines que le géographe français arpente, comme le montre la carte des frontières successives de la Roumanie. Rappelons ici la roumanophilie de la politique étrangère française depuis Napoléon III qui a contribué à l’unification du pays en favorisant un noyau roumain constitué par la réunion de la Valachie et de la Moldavie. A l’époque, l’objectif était d’affaiblir l’empire d’Autriche-Hongrie.
E. de Martonne livre des expertises au sein de différents comités d’études qui visent à conseiller les décideurs politiques lors de la Conférence de la Paix de Paris (1919-1920) mettant fin à la Première Guerre mondiale. Il contribue ainsi aux propositions de nouveaux découpages territoriaux en Europe centrale. Attaché au terrain roumain par sa connaissance approfondie de ce pays latin, il s’inscrit par ailleurs dans la roumanophilie de l’état-major français et propose des tracés de frontières. La stratégie d’affaiblir l’empire austro-hongrois est à l’œuvre lors de la conférence de la Paix de Paris, comme l’atteste E. de Martonne en 1919 au Comité d’études : « On fait ressortir la situation délicate de la Roumanie, pays latin perdu à la lisière de l’Europe orientale, au milieu du monde slave, privé du contact avec ses alliés occidentaux, exposé, comme la guerre actuelle l’a montré, à être écrasé par un mouvement convergent de ses ennemis ».
Comme aide à la décision dans le tracé des nouvelles frontières de la Roumanie, E. de Martonne propose une carte de grand format (100 cm par 80 cm) intitulée : « Répartition des nationalités dans les pays où dominent les Roumains ». Elle est issue de l’atlas (1919) qu’il a dirigé pour le Service Géographique de l’Armée (SGA) et elle accompagne les textes des travaux du comité d’études sur les Questions européennes. Pour ces cartes, le géographe français a élaboré un nouveau système de représentation cartographique : l’origine ethnographique des habitants des zones rurales est représentée par des aplats de couleur tandis que celle des villes l’est par des cercles aux portions proportionnelles aux différentes origines ethniques des populations urbaines. Les Roumains, majoritaires à la campagne, apparaissent en rouge, ce qui les rend clairement visibles : ainsi la carte fait-elle sens pour les hommes politiques qui ont besoin des géographes pour se représenter la situation.
Décret d'octroi du titre de chevalier du mérite culturel de Roumanie. Archives de l'Institut de Géographie de Paris.
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S’il concentre ses efforts sur la Roumanie, le géographe français tente au mieux de considérer la complémentarité des régions et leur viabilité économique. De Martonne est certes roumanophile mais a noué des liens professionnels et amicaux avec des géographes d’Europe centrale qui sont eux-mêmes sollicités comme experts pour proposer de nouvelles frontières : pour la partie occidentale de la Roumanie, le Banat, le géographe français est amené à entendre également les revendications de l’expert serbe, qui n’est autre que son grand ami Jovan Cvijic (1865-1927) et celles de l’expert hongrois, qui est son collègue Jenö Cholnoky (1870-1950).
Au sortir de la Première Guerre mondiale, la Roumanie double sa superficie et sa population, au détriment des pays voisins. Attribuant ces agrandissements au géographe Français, les Roumains considèrent E. de Martonne comme un grand homme et lui accordent à plusieurs reprises les honneurs académiques, dont le diplôme honoris causa de l’Université de Cluj, le titre de commandant de l’ordre de la Couronne de Roumanie délivré par le roi Carol Ier en 1911 et en 1933, le titre de chevalier du mérite culturel par le roi Carol II.
Diplôme honoris causa d'Emmanuel de Martonne. Collections du Musée d'histoire de l'Université Babes-Bolyai de Cluj-Napoca (Roumanie).
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